Archives mensuelles : novembre 2024

Les bruits des souvenirs

Je suis allongée dans mon lit de jeune femme. Les yeux fermés. Tant de choses passent par ma tête. Je connais chaque bosse du matelas, chaque couture de l’édredon. Je n’ai qu’à lever la main, avec un angle dont j’ignore les degrés mais qui s’ajuste précisément, pour atteindre l’interrupteur.

J’entends le coq qui lance sa triple note chevrotante comme s’il s’étouffait. Et qui recommence pourtant trois fois de suite. Je sais que le jour commence tout juste à poindre même si derrière mes paupières closes, derrière les volets fermés, il serait bien difficile de le deviner.

Un long chuintement au loin qui signale le passage du train par vent d’est, quelques grondements de moteurs dans la rue devant, le claquement sec du placard dans la chambre de mes parents derrière la cloison, le craquement de la charpente, les ronflements de ma mère, le gargouillis du chauffe-eau dans la salle de bain, des pas étouffés sur le parquet…

J’ouvre les yeux. Le soleil filtre à travers les lattes du volet. Mes souvenirs me mordent les sens. Les autres lits sont vides. Personne d’autre que moi ne va se lever. Il n’y a plus que des fantômes dans cette maison.

Après mon père, ma mère. Mes parents sont partis pour toujours.

Humeur d’automne

L’automne donne le cafard. Entrée dans l’hiver, changement d’heure, premiers rhumes, soirées sombres, humidité, feuilles mortes, on se sentait mieux quelques semaines plus tôt (et ce n’est pas l’élection de Trump qui nous réconforte). Pourtant, l’automne a de bons côtés. Retour des soupes, des pulls en laine douce, des champignons, des châtaignes à griller dans la cheminée, et des feux de cheminée (même sans châtaignes) qui crépitent (je n’ai pas de cheminée, dommage !), des soirées sous le plaid, du pot-au-feu et autres plats roboratifs, des courges et des clémentines (miam !), des promenades dans le bruissement des pas sur les feuilles mortes. Et grain de raisin sur la tarte aux pommes, il n’y a qu’à lever les yeux pour les emplir de couleurs chatoyantes. L’automne, ce n’est pas si mal finalement.

Image par Gerd Altmann de Pixabay

La couverture

A ma maman

Quand elle descendait du bus scolaire, Clélie apercevait la vieille dame. Sauf en cas de mauvais temps. Assise sur son banc, toujours de la même manière. En plein milieu du siège, les jambes serrées dans un pantalon large, deux aiguilles à tricoter calées sous ses aisselles, un petit ouvrage en suspens au bout, un sac en toile rayée posé à sa droite.

Quelques mètres les séparaient que Clélie ne franchissait jamais. Pourtant elle l’intriguait cette dame sage. Que pouvait-elle bien tricoter ainsi, depuis des semaines ? Des mois même, depuis au moins la rentrée dernière.

Clélie et Josie

À chaque descente du car, la jeune fille jetait un œil vers la vieille femme. Février était particulièrement froid et pluvieux cette année-là et le banc resta vide près d’une semaine. Quand, enfin, Clélie identifia la silhouette familière, un élan la porta vers elle.

Bonjour Madame, dit-elle de sa voix cristalline, j’étais inquiète, je ne vous voyais plus.

La vieille posa son ouvrage sur ses genoux sans le lâcher et releva la tête. Ah c’est toi, jeune fille, je suis contente que tu viennes jusqu’à moi. D’habitude c’est de loin que je te vois. Comment t’appelles-tu ? Clélie, c’est joli comme prénom, et original. Moi c’est Josie, en vrai c’est Josiane, mais on m’appelle Josie depuis près d’un siècle. Tu es très jolie, mademoiselle, quel âge as-tu ?

Célie raconta qu’elle avait treize ans, était en cinquième et ce qu’elle aimait le plus, c’était le sport et le français. La poésie surtout. Moi aussi, j’adore les poèmes, répondit la tricoteuse. J’aimerais bien que tu viennes me réciter ceux que tu apprends à l’école.

Célie promit et régulièrement fit un détour par le banc pour contenter la vieille dame. Un jour, la gamine se décida : Qu’est-ce que vous tricotez ? J’ai l’impression que votre ouvrage n’avance pas, mais pourtant la couleur change.

Josie se mit à glousser. Clélie n’avait jamais entendu un rire pareil. Comme un gargarisme de graviers.

Les carrés de la vie

Je tricote des carrés, des carrés pas bien grands, c’est pour cela que tu ne vois pas l’ouvrage avancer. J’aime ça, travailler le petit, les détails. J’aurais aimé être bijoutière mais à mon époque peu de femmes exerçaient un métier, c’est dommage. Et toi qu’est-ce que tu voudrais faire dans quelques années ?

Clélie fit la moue. Je sais pas bien, avoua-t-elle. Peut-être poète ou météorologue. J’adore regarder les nuages.

Moi aussi, dit Josie. Regarde aujourd’hui je tricote en blanc, t’as remarqué les gros cumulus au-dessus de nos têtes ? Celui-ci, à ta droite, ressemble à un énorme chou-fleur. Je vais peut-être tricoter le prochain carré en vert, pour lui faire des feuilles.

D’autres cailloux s’entrechoquèrent dans la gorge de la vieille. Et Clélie rit à son tour sans savoir si c’était à cause de ce rire si bizarre, de cette histoire de couleur de laine ou de cette femme un peu poète. Un peu fofolle.

Vous vous asseyez toujours ici, formula un autre jour la jeune fille, parce que vous aimez ce coin ?

Josie désigna du menton la maison qui se tenait en arrière. Une petite maison beige aux volets bleu gris avec une pelouse proprette à l’avant. J’habite ici, dit-elle, derrière le mur. C’est mon banc, je t’assure, c’est moi qui l’ai fait installer. Le terrain est à moi jusque-là, dit elle en tapant des talons sur le sol. J’aime ça, regarder les gens passer, les jeunes qui partent et reviennent de l’école. Je ne connais qu’un seul prénom, le tien, mais je pourrais te parler du petit timide qui descend toujours en dernier, de la rousse qui attend que sa mère soit partie pour prendre la main de son amoureux, du grand dadais qui traine son sac comme un ballot de linge puant.

Ah oui, Kévin ! s’exclama la demoiselle en riant. Et personne ne vient vous parler ?

Si parfois. Mais tous les gens que je connaissais bien on finit par mourir. J’attends mon tour les aiguilles à la main. Je tricote la nature, ce que je vois, ce que je sens, parce qu’être vivant c’est ressentir. Je ne sais ni peindre, ni écrire, ni composer de la musique, je tricote des carrés, tous les mêmes. Non, pas tous les mêmes, je choisis la couleur en fonction de mon humeur et puis, regarde, dit Josie en sortant un carré vert sapin de son sac. Regarde, insista-t-elle en pointant du doigt quelques mailles plus foncées, la laine est joueuse, elle crée des motifs !

Josie affichait un sourire tout de dents déchaussées. Je te fais marcher, c’est moi qui suis une farceuse. J’ai trouvé un bout de laine foncé au fond de ma caisse et j’ai eu envie de l’ajouter parce que la veille le sapin là-bas était couvert d’étourneaux.

Vos carrés, c’est comme une poésie de la nature, dit Clélia en relevant les yeux de l’ouvrage. C’est un peu ça, ils sont destinés à rester après moi et à témoigner de ce monde avec mes yeux. Ainsi mon expérience de l’existence pourra peut-être guider d’autres personnes dans la recherche de leurs propres émotions.

Comment vous allez vous y prendre ? s’inquiéta la jeune fille. Je n’ai pas encore décidé, avoua son ainée.

Une vie en héritage

Des semaines plus tard, Clélie n’aperçut pas la tricoteuse pendant quelques jours, le temps se montrait particulièrement maussade. Les volets gris bleu restaient en partie fermés, mais la gamine n’osait pas aller frapper à la porte.

Un jour enfin, elle se décida. Un homme bien plus jeune que Josie lui ouvrit sa porte. Ah c’est toi Clélie, je ne savais pas où te trouver ! Ma mère m’a confié un paquet à ton intention. Elle tenait plus que tout à ce que je te le remette.

Elle est où, Josie ? s’inquiéta Clélie qui commençait à comprendre.

Elle s’est éteinte il y a trois jours, sereine, en disant qu’elle avait terminé son ouvrage de la vie, qu’elle avait fait de son mieux, que ses ratés n’avaient pas été trop désastreux et que les réussites lui avaient apporté beaucoup de bonheur. Qu’il était plus que temps pour elle de passer le relais !

Clélie dut ouvrir grands les bras pour saisir le colis, remercia et ne le déballa qu’arrivée au niveau du banc devant la maison, où elle put enfin le poser.

Elle en extirpa une grande couverture en laine tricotée, confectionnée à partir de pièces colorées cousue s entre elles. Clélia observa quelques carrés l’un après l’autre, remarqua une ombre dans un coin, un point plus serré sur l’un, une maille lâche, un fil brillant. Elle passa le plat de la main sur certains. Le vert était très doux, le bordeaux plus rêche, le bleu pâle piquait un peu.

Un résumé de la vie d’une adulte, de celle qui l’attendait et qui forcément avait une fin.

Douceur

Quand Clélie fut seule dans sa chambre, elle s’enveloppa bien serrée jusqu’aux joues dans la couverture et se mit à pleurer à grosses larmes qui mouillaient la laine près de ses yeux.

Enfin le flux cessa. La jeune fille sentit la chaleur de la couverture la saisir, l’envelopper. Comme si une main s’était tendue vers elle, elle se sentit apaisée.