Vous rendez-vous souvent au marché de votre quartier ? Pour Alice c’est une première dans sa nouvelle vie plus verte. Une micro-nouvelle à découvrir.
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La voleuse
Alice attrape son cabas. Je vais au marché mon chéri !
Elle vient juste d’emménager avec son fils en bordure du bois de Boulogne. Les confinements successifs leur ont donné envie d’un brin de verdure quitte à s’éloigner un peu de son cabinet. Le centre de Paris, c’est super, mais pas quand il faut vivre des journées entières dans soixante mètres carrés à deux sans espace extérieur autre que des rebords de fenêtres donnant sur une avenue.
Nid d’aigle
Désormais ils habitent un dernier étage, quatre-vingts mètres carrés ouverts sur une terrasse, avec des arbres et des nuages pour seul vis-à-vis, et surtout la perspective de s’échapper en quelques pas pour une balade en forêt. Comme un avant-goût de campagne à portée de station de métro. Un coup de coeur.
Les dernières affaires plaidées par Alice ont fait monter en flèche sa notoriété en tant qu’avocat pénaliste et lui ont rapporté gros. Assez pour lui permettre d’accéder à leur désir à son fils et elle. Dès la première visite, elle s’est sentie parfaitement à l’aise dans ce nid d’aigle, comme s’il avait été d’emblée conçu pour eux. Il leur reste à s’approprier l’environnement extérieur et, pour commencer, puisqu’il faut bien commencer par quelque chose, elle a opté pour une visite au marché du samedi matin qui se tient à quelques centaines de mètres de chez elle. Jusque-là il n’y avait guère qu’en vacances estivales qu’elle s’adonnait à ce type d’occupation. Autre privilège de ce lieu de rêve.
Le marché
Alice longe les étals de fruits et légumes sans se décider pour un seul, achète un morceau de tome de Savoie parce que le vendeur lui rappelle un de ses clients, puis avise un stand où plusieurs femmes plongent les mains dans un monceau de vêtements entassés sur une table. Elle les regarde procéder, lever l’article à hauteur d’yeux, vérifier les étiquettes, tendre le vêtement devant elles pour en estimer la taille. Une jeune fille rousse, élégamment vêtue, semble indécise devant un pull gris en mohair.
Le pull
La vue de ce joli pull décide Alice. Si la rousse ne l’achète pas, il sera pour elle. C’est de la seconde main ou des excédents de stock ? demande-t-elle à sa voisine en se glissant autour de la table. Les deux, de la fripe quoi ! répond cette dernière sans quitter des yeux un chemisier en guipure blanche. Quand c’est neuf, il y a encore l’étiquette en carton.
La jeune fille relâche finalement le pull gris à la satisfaction d’Alice qui s’empare hâtivement du lainage.
L’étiquette en carton se balance au bout de sa ficelle de chanvre. Taille 38. Composition laine et mohair. Une marque haut de gamme. « 10 € » écrit à la main sur un bout de papier épinglé dans l’encolure. Un prix dérisoire pour ce type d’article. Alice est heureuse d’avoir senti la bonne affaire et de tenir en main son trésor du jour. Il lui ira bien ce pull. Décidément cet endroit est magique.
La veste
Le pull sous le bras, Alice avise une broche sur le revers d’une veste en pied-de-poule. Une petite broche ancienne à n’en pas douter, garnie de trois pierres de verre translucide. Sans grande valeur mais jolie. Alice se saisit de la veste, la tourne et la retourne. Aucune étiquette. Un article de seconde main.
Alice ne voit plus qu’elle. La broche. Elle la veut pour fermer son chemisier en soie noire qui baille au niveau des seins. Elle observe la veste sous toutes ses coutures. Une mocheté. Et beaucoup trop grande pour elle. Elle ne va quand même pas acheter cette horreur ! D’autant que ce bijou si joli n’a rien à faire à cet endroit, ça parait évident. L’ancienne propriétaire l’a certainement oublié sur le vêtement. C’est la veste que cherche à vendre le commerçant, pas la broche qu’il n’a certainement même pas remarquée.
Sans arrêter de jouer avec la veste, Alice jette un coup d’œil en biais vers ses compagnes de fripe, toutes accaparées par leurs recherches. Elle défait soigneusement les boutons de la veste l’un après l’autre, la triture, la jauge, ôte la broche dans un mouvement qui se veut naturel et la fourre dans sa poche ni vu ni connu. Place la veste devant elle, fait la moue et la prend sous son bras.
Le chapardage
Pendant quelques minutes, elle se déplace autour de la table, pioche quelques articles, les repose. Avise le panneau : « Articles non marqués : 5 € pièce ». Puis rejette la veste en pied-de-poule d’un mouvement ostentatoire et, le pull à la main, amorce un pas vers la commerçante occupée à rendre la monnaie à une cliente.
— Madame, vous avez remis la broche sur la veste que vous venez de reposer ?
Alice se tourne vers celle qui l’apostrophe. Une grande blonde qui la regarde sévèrement.
— Heu, elle était cassée, je l’ai enlevée.
— Non madame, vous l’avez dans votre poche. Je vous avais à l’œil.
Alice se sent mal. Les accusations de la grande blonde la tétanisent, l’attention silencieuses des autres femmes la glace. D’un geste brusque, elle repose le pull gris sur le tas. J’en ai assez de vous entendre ! Et elle tourne les talons, son cabas sous le bras, avec une démarche aussi rapide et naturelle que possible.
Maria
Une voix derrière elle, celle de la grande blonde. Tu vois, Maria, quand je te dis qu’il y a des voleuses ! Elle t’a piqué une broche la BCBG qui détale.
A une distance qu’elle juge respectable, Alice s’arrête devant un étal de légumes où quelques chalands attendent leur tour, elle ne veut pas être vue s’enfuyant. Elle fixe le tas de carottes pour reprendre pied. La fièvre empourpre son visage et son coeur court un sprint.
Madame ! Alice reste concentrée sur les carottes. Madame ! insiste la voix qui se rapproche. Alice se tourne vers Maria, sort de la file d’attente. Elle s’est refait un visage. Oui, répond-elle calmement.
— Vous m’avez pris quelque chose sur le stand ?
— Non.
— Une cliente dit que…
— Oui je sais, mais non. Regardez.
Elle retourne ses poches. Ouvre son sac.
Maria n’insiste pas. Se justifie même. C’est mon stand, vous comprenez. Et repart comme elle l’a poursuivie, à petits pas rapides.
Alice a la tête qui tourne, le corps en feu. Prête à s’effondrer sous le coup du malaise qui prend possession de chacune de ses cellules. La honte et le remord sont un violent poison.
Remords
Qu’est-ce que je vous sers, madame ?
Se détournant des carottes, elle achète des tomates. Une aberration en plein hiver mais qui n’a plus d’importance dans l’égarement qui est le sien à ce moment-là. Et quitte le marché derechef.
La sensation de malaise perdure. L’accable. Son corps s’est alourdi de honte comme si une lourde cape s’était abattu sur lui. Si au moins elle la cachait au monde cette cape de honte. Mais non. Le marché grouille avec elle au milieu, tatouée au front par son délit. Elle se fraye un chemin en évitant les regards. Mais qu’est-ce qui lui a pris de voler un bijou de pacotille ? Comme si elle ne pouvait pas acheter la veste ! Même hideuse, et la déposer dans un bac de recyclage. Pour 5 euros, quelle idiote ! Elle aurait pu tout simplement demander à acheter la broche. Elle aurait dû braver la grande blonde et fièrement reprendre la veste pour aller la payer la tête haute. Plaider sa cause comme elle sait si bien le faire pour les autres. Qu’est-ce qui lui a pris de croire que personne ne la regardait ? De prendre ces risques ?
Qu’est-ce qui lui a pris, tout simplement ?
Le retour
La broche au fond de son cabas pèse comme une pierre. En s’enfuyant du stand de fripe, elle l’a vite retirée de sa poche, a refréné un geste large et trop voyant qui l’aurait envoyé rouler sous un étal ou trop contraint qui, en la faisant tomber à ses pieds, aurait affiché la preuve de sa forfaiture. Que va-t-elle en faire désormais ?
Alice se sait peu physionomiste. Parfaitement incapable de reconnaitre la grande blonde si elle la croise à nouveau, et les autres femmes du stand qu’elle n’a même pas regardées encore moins. Mais qu’en sera-t-il pour elles ? À peine débarquée dans une nouvelle ville, déjà marquée au fer rouge.
Un fer qu’elle a chauffé elle-même à blanc. Elle, l’avocate reconnue pour sa prestance et son agilité d’esprit lors des plaidoiries. Si jamais elle devait passer à la télé, elle imagine la grande blonde dire à son mari : La voleuse, c’est elle ! Capable de piquer une broche de quatre sous et de parader sans vergogne à l’écran ! Et même pas capable de se défendre.
Mais qu’est-ce qui lui a pris ?
En avisant une poubelle de rue, elle plonge la main dans son cabas à la recherche de l’objet délictueux mais le temps qu’elle mette la main dessus la poubelle est dépassée. Et pas question qu’elle attire l’attention en s’arrêtant. Cet ornement est maudit.
Chez elle
Elle lève les yeux vers son appartement tout là-haut. Son nid douillet. Personne ne viendra l’y embêter, lui faire remarquer qu’elle est une voleuse, une avocate sans répartie, une mère indigne.
Elle s’est offert cash cet appartement à près d’un million, et c’est une babiole à quatre euros qui vient de lui faire perdre toute dignité. Mais quelle mouche l’a piquée ?
Alice contracte les épaules, il lui faut trouver une issue pour se défaire sans délai de l’objet de son larcin. Surtout ne pas le faire entrer chez elle, pour ne pas contaminer son son fils, ni souiller son nid. Là-haut elle trouvera du réconfort, oubliera cet incident. Dans le hall, pas de poubelle. Les fentes des boîtes à lettres la tentent. Encore une idée idiote, décidément elle a la tête à l’envers. Même sa propre boîte ne serait pas une solution. Elle la regarde machinalement. Se focalise sur son nom, écrit sur un bout de papier scotché à la va-vite. Le marquage le plus moche de tout le panneau. Même pour un truc aussi bête elle a failli à ses devoirs. Elle soulève le lambeau de papier pour récupérer l’étiquette du précédent occupant comme modèle. Et se fige devant le nom dévoilé.
L.ESPIES
Laurent et Louise Espiès, les précédents propriétaires, un couple qui lui a paru étrange pour le peu qu’elle l’ait côtoyé. Les pies. Une lecture qui lui avait échappé jusque là, aveuglée qu’elle était par son impatience à acquérir ce bien. Mais elle s’est fourvoyée. Son nid douillet n’est pas celui d’un aigle, il est celui d’une famille de pies. De pies voleuses. Voilà ce qui l’a fichu dedans, ce fichu appartement ! Il lui a fait perdre la tête, et il corrompra son fils.
Il faut vite qu’ils le quittent !
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Image par jacqueline macou, pixabay