Mon chien, c’est ma vie ! Il s’appelle Johnny. Plutôt comme Depp qu’Halliday.
C’est moi qui l’ai choisi ce nom, parce qu’il a le dessous des yeux noirci comme Jack Sparrow. C’est ses yeux que j’ai vus en premier, des yeux qui disaient « je vais t’en faire voir de toutes les couleurs, mais on deviendra inséparables ! » Il n’arrêtait pas de bouger la queue, de renifler, de secouer la tête, de marcher… Toujours en mouvement, comme un rockeur ! Alors Johnny, Halliday ou Depp, ça lui va bien, même si je préfère l’allusion à Depp, pour ses yeux, je me répète.
Et c’est pour ça que je l’ai adopté, pour qu’il mette du rythme dans ma vie.
La rencontre
Au petit matin, un jour de janvier, je l’ai aperçu dans ma rue. Jeune encore mais déjà les yeux charbonneux et animé d’une agitation permanente. Je lui ai demandé ce qu’il fichait là, il m’a ignoré.
Quelques jours plus tard, j’ai à nouveau croisé son regard. Toujours fier, un brin rebelle. Mais il m’a semblé plus maigre. Ça lui allait bien d’ailleurs. Son côté rock sans doute.
Et puis un troisième jour. Encore plus maigre, et blessé à la patte. Et là, ça ne lui allait plus du tout.
Je me suis approché et il m’a laissé lui flatter l’encolure. Un geste que je n’aurais jamais tenté si je n’avais senti dans son attitude comme une invitation à le secourir. Tout en le caressant, j’ai examiné sa blessure qui ne semblait pas bien profonde.
À son léger halètement, je percevais son trouble. Je n’ai pas insisté, me contentant de lui parler. Ça va aller, le chien, si tu veux bien je vais te soigner. Il a tourné le museau vers moi comme s’il me donnait son accord.
Alors je l’ai imploré de m’attendre, le temps de foncer chez moi. J’ai ouvert le frigo à la va-vite, il était quasiment vide comme à son habitude. Le placard à victuailles aussi, mais par chance, j’avais gardé intacte la boîte de pâté truffé offerte par le centre social de la mairie au moment des fêtes de fin d’année. Du pâté, un bocal de coq au vin, des pâtes multicolores enroulées sur elles-mêmes, une boîte de haricots verts en fagots, une demi-bouteille de mousseux, un ballotin de truffes au chocolat, tout ça dans un petit panier que j’ai conservé pour mettre les pommes. Celles que je récupère à la fin du marché, à peine amochées.
J’ai entamé les pâtes dès le lendemain de Noël pour continuer sur la lancée de la veille où j’avais profité du repas festif organisé par la Croix-Rouge. Pour me sentir heureux. Parce qu’avec un peu de beurre et de fromage râpé gonflé à l’amidon, manger des pâtes escargots de toutes les couleurs, c’est comme manger des macaronis premier prix, le goût est le même, mais admirer son assiette, contempler chaque fourchette garnie, c’est se sentir privilégié. Riche, presque. Même si ça ne dure que le temps d’un repas, c’est magique.
J’ai attrapé la boîte de pâté, une fourchette et deux bols. J’en ai rempli un d’eau fraîche et j’ai refoncé dans l’autre sens aussi vite que je pouvais sans renverser le liquide. Le chien se trouvait toujours dans la rue, pas tout à fait là où je l’avais laissé mais pas très loin. Je l’ai appelé. Hé le chien, si tu viens, je te donne du pâté, du pâté truffé en plus. Mais si tu ne veux pas venir, dis-le tout de suite que je ne gaspille pas mon cadeau de Noël.
Il a tourné les yeux vers moi – Ah ces yeux ! Je sais maintenant pourquoi Depp se maquille, pour faire fondre les gonzesses. Et les autres aussi, comme moi, qui ne sont pas des gonzesses mais pareils qu’elles, souvent les larmes au bord des yeux. On s’est regardé et il est arrivé. Lentement cette fois, avec une crainte qui ralentissait ses mouvements. Il n’avait plus rien de rock and roll mon pirate des caraïbes.
J’ai déposé le bol d’eau sur le trottoir. C’est pour toi ! Mais il l’a ignoré. J’ai ouvert la boîte de pâté, déposé une bouchée dans le second bol et le lui ai tendu. Ça aussi c’est pour toi ! Il a tordu le cou, regardé autour de lui, j’ai posé le bol au sol. Il a observé à nouveau les lieux, à droite, à gauche, et s’est avancé pour plonger le museau dans la pitance. Je l’ai trouvé plutôt malin.
Le pâté lui a plu, les microscopiques morceaux de truffe je ne sais pas, ils ont été engloutis avec le reste, en une seconde chrono. J’ai saisi d’un coup de fourchette tout ce qui restait dans la boîte et l’ai déposé dans le bol, d’un bloc. Le chien s’était à peine reculé. Déjà il avait confiance.
C’est là, en le regardant dévorer, que je lui ai donné, pour de bon, le nom de Johnny, celui qui m’était venu à l’esprit en croisant son regard, et qui là prenait tout son sens. En mastiquant, il bougeait de tout son être, c’était comme s’il dansait en se déhanchant. J’ai eu le pressentiment qu’on n’allait plus se quitter et qu’il allait changer ma vie, et je ne me suis pas trompé.
J’ai regardé Johnny se lécher les babines. Un peu comme moi quand je termine une Danette au chocolat, en léchant les bords à l’intérieur du pot après avoir raclé le fond avec l’index pour ne pas en laisser une trace. C’était bon mais… vous pourriez pas m’en mettre un petit peu plus ? comme vantait la pub à la télé autrefois.
Va falloir attendre mon Johnny ! je lui ai dit. C’est ce que nous avons fait, après que j’ai posé les bols et la boîte vides ainsi que la fourchette sur un rebord de fenêtre, en flânant tous les deux le temps que la vie s’installe dans la ville. La déambulation, j’en ai l’habitude. Je m’y adonne tous les jours levants, souvent l’après-midi et systématiquement le soir. Il faut bien que je m’occupe et sorte de mon vingt-mètres-carrés tout au plus, je ne l’ai jamais mesuré.
Déambuler, j’ai toujours trouvé le terme approprié à mes errements. Le préfixe dé- (ou dés-) signale d’emblée un problème. Dérangé, déviant, déstabilisé, désacclimaté, désespéré, désaccordé, désaccouplé, désadapté, désaffecté, désagrégé, désaimé, décimé, désynchronisé, déséquilibré… je déambule quotidiennement parce que je suis un peu tout ça.
Ensemble dans la rue
La première personne que nous avons croisée, le chien et moi lors de notre première déambulation commune, c’est Pierrot, qui travaille à la Poste. Je ne sais pas trop ce qu’il y fait mais c’est à six heures vingt tapantes qu’il sort de chez lui. Il doit embaucher à six heures trente. Comme tous les jours, il m’a lancé un Salut, Max ! Bonne journée ! accompagné d’un sourire et d’un signe de la main. Parfois il prend le temps d’échanger quelques mots supplémentaires. Pas ce matin.
Et puis, a déboulé le jeune du cinquième. Celui qui descend les escaliers deux par deux, déplie sa trottinette juste devant la porte, grimpe dessus et s’éloigne en moins de temps qu’il ne faut pour prononcer le moindre mot, pas même un bonjour. Un jeune quoi, ni ponctuel ni poli, mais toujours pressé. Moi aussi j’ai été jeune.
À six heures quarante, c’est Les Chéris qui sont passés. Je les appelle ainsi parce qu’ils roucoulent des chéri par-ci, des chérie par-là à ne plus pouvoir les compter. Des amoureux, toujours main dans la main. Peut-être travaillent-ils ensemble, peut-être même se sont-ils rencontrés sur leur lieu de travail, je n’en sais rien, tout comme j’ignore leur lieu de résidence, à quelques dizaines de mètres de chez moi ou bien des rues plus loin. Je sais juste que tous les matins, sauf le week-end, ils empruntent ma rue, collés l’un à l’autre, elle à droite, lui à gauche, à cette heure matinale, toujours la même.
Vers sept heures, la rue s’agite pour de bon. À huit heures, elle grouille. À huit heures trente, le Franprix ouvre.
À huit heures vingt-neuf, je me suis posté devant. Deux clients attendaient déjà. Je les sentais fébriles, impatients d’effectuer leur achat et de s’en aller. Certainement étaient-ils attendus au travail. En temps normal, j’aurais suivi l’un d’eux dans les allées, pour découvrir ce qui justifiait à ses yeux son attente devant le magasin par un matin d’hiver. Mais le jour n’était pas normal, un chien efflanqué et blessé m’attendait.
Je l’avais laissé dans la rue en lui ordonnant de m’attendre. J’aurais aimé qu’il me suive mais il en avait décidé autrement. Tout juste m’avait-il regardé m’éloigner et disparaitre au coin de la rue. Je l’avais observé, caché derrière la façade de l’angle, craignant qu’il profite de mon absence pour s’enfuir. Mais il continuait à errer tranquillement, comme s’il avait compris mon injonction. Alors je m’étais éloigné un peu plus rassuré.
La pâtée
Dès le déverrouillage de la porte de verre, je me glissai dans le magasin et optai sans trop réfléchir pour de la pâtée pour chien au bœuf, sans truffe mais avec des morceaux. Je ne dis pas que j’en salivais d’avance, je préférais le coq au vin gélatineux en bocal, mais pour un chien affamé, elle me semblait appropriée. Et pas trop chère.
À la caisse, l’un des hommes qui trépignaient devant la supérette me força à piaffer à mon tour. Pièce par pièce, il comptait la monnaie cherchant l’appoint. Quatre-vingts. Quatre-vingt-dix. Un euro. Deux canettes de bière, voilà l’urgence du matin pour cet homme. La mienne, c’était un chien avec des coquards sous les yeux.
Un euro quinze. Un euro vingt-cinq. Sous un masque stoïque, je sentais monter l’exaspération de la caissière. Et la mienne à l’unisson. Mon chien allait me lâcher.
Un euro quarante. Un euro soixante-cinq. Plus que dix centimes ! clama la caissière. Je repris confiance. L’homme eut à peine le temps de saisir son ticket de caisse, j’avais pris sa place et remettais l’appoint dans la main de la caissière. Parfait, me dit-elle après y avoir jeté un coup d’œil. Je la sentis reconnaissante. Je m’extrayais du magasin avec une ardeur qui laissa sur place mon tortionnaire, vérifiant son ticket de caisse. Il ne devait pas souvent remplir de caddie.
Je fis le tour du pâté de maison (encore du pâté !) au pas de course, le cœur battant non pas du fait de ma performance sportive mais à la crainte du départ de Johnny. L’accident cardiaque me fut évité, le chien guettait juste après le premier virage. Attendait-il son repas ou son nouveau maître ? Je m’épargnais le risque d’une déception, viens, lui dis-je, regarde ce que je t’ai acheté, en lui montrant la pâtée.
Compagnons
Johnny m’emboîta le pas. Je pris au passage tout le petit bazar que j’avais laissé sur le rebord de la fenêtre et grimpais chez moi, le chien sur mes talons.
Je l’ai nourri. Je l’ai soigné. Depuis nous cohabitons.
Depuis, je ne déambule plus, je sors mon chien.
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J’espère que ce récit vous a plu. Pour découvrir la suite des aventures de Max et Johnny, abonnez-vous à ma newsletter sans attendre et vous la recevrez dans votre boîte mail dès sa publication. A bientôt !
Image Pixabay