La conjonction de situations, de présences, de petites idées, de rencontres débouche parfois sur une idée majeure. Il peut s’agir d’une forme d’art ou d’une tournure d’esprit.
Souvent j’ai cette pensée qu’il ne faudrait pas grand-chose pour que du fouillis, de l’ignorance, du gâchis sorte un trésor. Juste une étincelle.
Je possédais un lot de vieilles pièces de monnaie dont je ne savais que faire depuis des années sans parvenir à m’en séparer. Jusqu’à ce que l’étincelle attendue jaillisse.
En observant le vase que je venais d’habiller d’une mosaïque de ces pièces, j’ai imaginé cette fable.
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Il était une fois une salle de bain qui sifflotait de bonheur tandis que Luigi, un jeune ouvrier, posait sur ses murs de nouveaux carreaux de faïence bleu-vert. Bleu paon plus précisément. Sa huppe royale, sa longue traine comme celle de la plus belle des mariées, son plumage aux nuances éclatantes, elle aimait tout chez ce volatile. Revêtir sa couleur serait sa façon à elle de faire la roue, d’arborer son air majestueux.
Elle rêvait depuis si longtemps de cette nouvelle jeunesse. Elle se voyait belle, belle, belle… Quand le miroir serait suspendu au-dessus du lavabo, elle pourrait s’admirer.
Elle sifflotait plus que jamais sous les caresses de Luigi lissant de l’index le joint entre ses carreaux. Un délice.
Dans la chambre d’à-côté, ça grognait. Ce débord de joie était indécent. La bonbonnière remplit de pièces de monnaie oubliées s’agitait sous le mécontentement de ses occupantes. Les petits soins, c’était toujours pour les autres. À peine, étaient-elles dépoussiérées tous les trente-six du mois par le couple qui habitait les lieux. De temps à autre, une pièce rejoignait le pot. Sur le moment, ça créait un peu de distraction. On faisait connaissance, mais très vite la léthargie saisissait à nouveau toute la colonie. Les vieilles pièces en centimes de francs, percluses d’arthrose, retrouvées au fond d’une vieille boîte ressortie du grenier n’avaient pas grand-chose à raconter. De la vie d’aujourd’hui, elles ne savaient rien. Le passé, elles en avaient par-dessus la tête.
Les plus jeunes, qui provenaient tout droit de pays étrangers, arrivaient souvent en groupe en une avalanche. Elles créaient du désordre, se montraient pétulantes et particulièrement bavardes les premiers jours. Mais peinant à se faire comprendre des autres, elles se lassaient à leur tour.
Recluses dans leur pot, nostalgiques des porte-monnaie et des tiroirs-caisses, elles se morfondaient de concert dans cette petite chambre qui ne servait guère que de débarras. Elles s’y étaient résolues. Mais quand la pièce voisine se mit à jouer la trublionne, l’une des nouvelles arrivées explosa. Qu’est-ce qui la rend si heureuse, celle-là ?
Une autre s’aventura. J’aimerais bien avoir envie de chanter moi aussi.
C’était trop !
Les plus grosses allièrent leur voix. Hé voisine, tu en fais du bruit !
La salle de bain s’étonna. Qui lui parlait ainsi ?
C’est ainsi qu’un échange s’établit entre la bonbonnière et elle. Voisines depuis des années, elles ignoraient chacune l’existence de l’autre, tout à leur nombril.
Les piécettes se plaignirent de leur situation. Entassées, délaissées, confinées, c’était pas une vie ça !
Pourquoi vous ne disiez rien jusque-là ? s’étonna la salle de bain.
Parce qu’on ne savait pas qu’on pouvait être heureux dans cette maison, pardi !
La salle de bain n’avait pas pensé à ça, elle qui bénéficiait de son petit lot de distractions quotidiennes. Elle était défraichie, fatiguée mais considérée.
L’oubli, c’était terrible. Pourvu qu’elle n’y tombât jamais.
Elle pensa au vase qui végétait depuis des années dans un placard juste à côté, et qu’elle n’entendait même plus geindre. Un temps il avait accueilli des brosses à cheveux mais, très vite tombé en désuétude, il avait été relégué au fond d’un placard. Il était arrivé de Chine dans une valise, un achat impétueux de Céline et Maxou, le jeune couple habitant les lieux. Il avait fait son petit effet avec sa laque rouge aux motifs dorés, mais n’avait pas tardé à déplaire avant même d’apprendre notre langue. La salle de bain avait bien tenté de communiquer quelque temps avec lui à travers la cloison mais comme il ne faisait pas beaucoup d’efforts pour se faire comprendre, elle s’était recentrée sur elle-même.
Hé les filles, y’a des Chinoises parmi vous ?
Je suis la seule, répondit une toute petite voix dans un très bon français.
Il y a un vase en bois laqué, dans le placard de la chambre. Je l’entendais grogner à travers la cloison, je ne l’entends plus. Pourrais-tu l’appeler en mandarin ? Il n’y a plus qu’entendre sa langue natale qui pourra le réveiller.
La piécette de deux cents de yuan hurla à l’attention du vase qui ne l’entendit pas. Sa voix ne portait guère.
Elle recommença. En vain.
Et encore. Jusqu’à ce qu’un shilling vienne à sa rescousse.
Répétons ce que dit Deux cents de yuan tous ensemble et en hurlant, proposa-t-il.
Les pièces s’époumonèrent d’un seul élan vocal et le vase sortit de sa torpeur.
Qu’est-ce qu’il se passe ? bégaya-t-il d’une voix endormie.
Deux cents de yuan traduisit sa question puis souffla au groupe une réponse qui fut criée vers le vieux contenant. La salle de bain n’en perdait pas un mot.
Une conversation s’établit ainsi à travers la cloison entre le vase, les pièces de monnaie et la salle de bain.
Mais très vite la salle de bain eut envie de voir ses nouveaux amis.
Elle se tortura le ciboulot.
Enfin, un matin, après une nuit blanche, elle appela ses copains, rayonnante.
Coucou, les potes ! J’ai une idée !
La monnaie et le vase, après un bref sursaut de joie, se mirent à douter. Quelle était cette idée géniale ?
Quand la salle de bain leur expliqua son plan, ils rigolèrent.
Impossible !
La salle de bain bouda. Elle le trouvait génial son plan, elle. Indéniablement complexe à mettre en œuvre, mais génial.
Impossible ? Elle n’aurait jamais osé revêtir un habit de paon et pourtant son rêve était en train de se réaliser. Pourquoi pas son plan aussi ?
Elle redressa la tête et se mit à regarder Luigi de ses grands yeux de biche blessée. Il était temps, les travaux se terminaient, elle n’allait plus le voir.
La comprit-il ? Elle ne le sut jamais mais, en rangeant tout son fatras de carreleur, il oublia le restant du sachet de poudre à joint bleu paon.
Quand Maxou le trouva après le départ de Luigi, ne se résolvant pas à le jeter, il le déposa sur la commode de la chambre voisine. Il adorait ce bleu-vert profond qui lui rappelait les reflets de l’étang de ses parents.
Quel bazar cette chambre ! dit-il à Céline. On va bientôt en avoir besoin, ajouta-t-il amoureusement, il faudrait qu’on la débarrasse.
Le week-end suivant, le couple se mit à l’ouvrage. Céline plongea la main dans le tas de pièces de monnaie. Elle aimait les soupeser et les faire sonner. Tant de voyages aux doux souvenirs. Tout un passé de petits et grands bonheurs.
Dans le placard, elle retrouva le vase qui lui rappela leur voyage de noces. De lui également elle rechignait à se défaire. Elle aimait les objets, Céline, elle était ainsi. Pas pour leur valeur marchande, mais pour ce qu’ils lui disaient sur elle et sur ses proches, sur ses ancêtres aussi parfois. Quand elle prêtait l’oreille, elle les entendait lui parler.
Elle ne sut pas répéter à Maxou ce qu’elle entendit d’eux ce samedi-là en rangeant la chambrette, les propos restaient confus. Mais le dimanche soir, quand ils se reposèrent enfin sur le canapé elle posa sa tête sur l’épaule de son mari et lui proposa de revêtir leur vase chinois d’une mosaïque de pièces. Comme ça, ils continueraient d’en profiter, et des pièces et du vase. Et ça tombait bien, il restait du joint bleu paon qui irait à merveille avec les tons argentés et dorés de la monnaie.
On le mettra où ? demanda Maxou.
Céline hésita. Dans la chambre du bébé ?
Mais une évidence jaillit. Dans la salle de bain !
C’était précisément là qu’il fallait le poser, dans la salle-de-bain, en un rappel de bleu et face au miroir pour que les éclats métalliques des pièces de monnaie rayonnent dans cette petite pièce comme sur la surface de l’étang des parents de Maxou. Au bord duquel il lui avait proposé de l’épouser et où ils emmèneraient leur enfant.
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J’aime donner une âme aux objets. Dans Lignes et lames, l’une des nouvelles de Point à la ligne, c’est le couteau fétiche de l’héroïne qui en est le narrateur. Une façon d’entrer sans voyeurisme dans l’intimité de cette femme trompée. Si vous n’êtes pas encore inscrit.e à ma newsletter, ne tardez pas et vous obtiendrez ce récit en cadeau de bienvenue dans le cercle de mes lecteurs privilégiés.