A l’entrée du quai, Auguste consulte une nouvelle fois sa réservation. Se le répète : Voiture 5, place 56. 5-56. 5-56. Tire sa valise jusqu’à la voiture 5, y monte et cherche sa place. La voici, dans un carré, qu’occupent déjà deux femmes opulentes habillées de boubous, turbans bien serrés autour de la tête. Auguste vérifie scrupuleusement les numéros affichés au-dessus des sièges. Le sien est bien contre la fenêtre et… il est couvert de sacs.
C’est ma place
Auguste s’adresse à la femme assise sur la place contiguë. Madame, ma place est à côté de vous, vous pourriez…
Mettez-vous derrière, lui ordonne une autre femme noire, installée dans le carré de l’autre côté de l’allée. Y’a de la place et le train est direct.
Auguste la regarde, hésitant. Direct ? Vous allez jusqu’où ? réagit-il. Jusqu’à Paris, lâche-t-elle. Alors ça n’a rien de direct, proteste-t-il.
La femme lui sourit, dévoilant un râtelier blanc impeccable. D’accord, obtempère-t-il, mais si le train se remplit, je prendrai ma vraie place.
Il monte sa valise dans le porte-bagages et s’installe côté couloir quelques rangs derrière la femme aux multiples paquets. Il est agacé.
Relégué en seconde ligne
Avant de sortir un roman de son sac, il observe les quatre Africaines qui occupent les deux carrés et ont déposé sur les quatre sièges vacants des montagnes d’effets. Huit sièges débordant de couleurs. Elles ne s’embêtent pas quand même. Et cette façon qu’elles ont eu de le reléguer derrière ! Il se sent pourtant mieux là où il est assis désormais qu’au milieu de ce fatras. Pourvu que personne ne réclame ce siège !
De part et d’autre de l’allée, les femmes discourent. Les syllabes trainent, les aigus et les rires s’échappent comme des nuées d’oiseaux effrayés. Les corps alanguis semblent coincés dans ces sièges étroits.
La crainte d’avoir à quitter sa place
Auguste peine à retrouver le fil de sa lecture. Déjà une gare s’annonce. Aux aguets, il surveille les nouveaux voyageurs. Mais le train repart sans qu’il ait à se déplacer.
À la gare suivante, un homme grand et maigre, portant soutane noire et col blanc, se présente devant le carré et désigne sa place, face à la femme qui s’est adressée à Auguste. Sans piper mot, cette dernière retire ses bagages et les empile sur le siège voisin qui en a un haut-le-cœur.
L’ecclésiastique sort un ordinateur qu’il installe sur la tablette devant lui tandis que les quatre femmes reprennent leurs bruyants échanges.
Un couple de minutes plus tard, Auguste voit l’homme fermer son ordinateur, rabattre la tablette et venir s’asseoir à son niveau, de l’autre côté de l’allée. Sur la sacoche posée sur le siège voisin, Auguste lit, brodé sur la poignée : Chanoine Alain. L’homme tape sur son clavier, Auguste lit.
Le chanoine hèle le contrôleur qui passe à vive allure. Explique qu’il doit travailler et n’était pas à son aise dans le carré où se situe normalement sa place. Le contrôleur jette un œil à son téléphone, lui dit de rester à sa nouvelle place et il est déjà reparti quand Auguste ouvre la bouche pour l’interroger à son tour. Moi aussi j’ai ma place dans le carré, dit-il au religieux, comme s’il fallait s’adresser à quelqu’un malgré tout. En retour, l’homme à la robe lui adresse une moue qui peut laisser entendre pas mal de choses. Ou rien du tout. Déjà il s’est remis au travail.
Le vieil homme
À chaque arrêt, Auguste jette des regards inquiets vers les deux extrémités du couloir, mais le convoi repart sans qu’il ait à abandonner sa place. Le train s’est déjà ébranlé qu’un homme âgé remonte péniblement l’allée jusqu’à mi-voiture et, s’agrippant comme il peut à un dossier, tente de soulever sa petite valise. Un jeune homme se lève et l’aide à placer son bagage en hauteur. Quand la bavarde en boubou comprend que le vieux va s’installer dans son espace, elle lui indique le siège derrière le sien. Elle est là votre place !
Pas du tout, intervient le jeune, il a la place 60, c’est bien celle-là ! Mais la plantureuse réarme son sourire, regarde le nouveau passager et lui assène : C’est libre derrière et vous serez dans le sens de la marche.
Le doyen la remercie et, en lui rendant son sourire, se faufile dans la place de derrière, à côté d’une femme à qui personne n’a rien demandé.
Contrôle des billets !
Moins d’une heure avant l’arrivée au terminus, le contrôleur entre en action. Vos billets s’il vous plait ! Le vieil homme extirpe de sa poche son ticket et tente d’expliquer à l’agent qu’il n’est pas assis à la bonne place. Pas de problème, le coupe ce dernier qui est déjà en train de scanner les téléphones tendus vers lui. Vous en avez du bazar, lance-t-il joyeusement aux femmes en boubous qui lui répondent par des sourires enjôleurs.
Pendant que le contrôleur valide le billet du chanoine, Auguste, en se déboîtant le cou, parvient à lire quelques lignes de la prose affichée sur l’écran de son voisin. Il y est question de la figure féminine dans la Bible. Dans la société contemporaine, a-t-il écrit, est-il légitime de considérer la femme… Auguste ne saura jamais la suite. Quand il repose les yeux sur l’ordinateur, après avoir fait valider son billet, l’écran en a été légèrement tourné. Suffisamment pour empêcher l’indiscrète lecture.
Terminus
Dans l’espace un grésillement résonne. Annonce de l’arrivée. Enfin.
Alors que l’homme à la robe range ses feuilles, Auguste peut lire sur son écran cette phrase mise en exergue par un caractère graissé : Dieu a tant aimé la femme, qu’Il lui a donné le pouvoir de la soumission.
Auguste sourit. N’est-ce pas eux, les hommes de ce compartiment, qui se sont fait soumettre par le quatuor féminin du double carré ?
Le train s’est immobilisé, Auguste et le religieux attendent leur tour pour quitter la voiture. Les Africaines ont choisi l’autre extrémité, moins encombrée, pour sortir. Sur le quai, les trois hommes noirs qui les y attendaient se chargent de tous leurs bagages tandis qu’elles poursuivent leurs jacasseries en gloussant comme des écolières. À travers la vitre, Auguste et l’homme en robe observent la scène.
L’homme sera soumis à Dieu et à sa femme, dit la Bible, commente Auguste avec un rictus, assez fort pour que le chanoine l’entende. Mais celui-ci fait mine de ne rien entendre, décevant le facétieux.
Au moment de poser un pied sur le quai, alors seulement, le chanoine se retourne vers son compagnon de voyage avec un demi-sourire ambigu. Si la Bible ne dit rien de la soumission de l’homme à la femme, c’est peut-être parce que l’homme se l’est imposée tout seul, vous ne croyez pas ?