Croqueuse de croqueur

Je remarquai ce jeune homme dès mon arrivée sur le quai du RER, dans cette gare de banlieue à quelques stations de Paris. Il faut dire que nous n’étions pas nombreux à cette heure tardive, presque minuit autant que je m’en souvienne. Je rentrais d’un dîner chez des amis.

Il entra dans la voiture de queue, tout comme moi, et je le vis balayer du regard l’espace, s’attarder un instant sur chacun des deux passagers, avant de s’asseoir face à moi trois rangs plus loin.

Il croisa un pied sur sa cuisse et déposa sur sa cheville ainsi surélevée un carnet ouvert. Commença à dessiner tout en jetant de brefs coups d’œil vers la personne assise à ma gauche de l’autre côté du couloir.

Je détournai la tête discrètement vers elle, mais je pus m’attarder à l’observer. L’homme regardait fixement ses pieds chaussés de grosses baskets de marque, rouges et blanches comme son blouson. A demi affalé sur la banquette, noir, baraqué, casquette vissée sur la tête, casque audio par-dessus, une grosse chaine en argent lui barrant le torse, le dos des mains entièrement tatoué, il battait la mesure avec ses épaules. Une sacrée dégaine.

Je ramenai mon regard vers le jeune homme et l’observai tandis qu’il poursuivait son œuvre à coups d’œil et de crayon. La trentaine, un style quelconque en combo pull-jeans, aucun sac, rien qui ne lui permit de transporter la moindre affaire. Il était entré dans le train son carnet au bout des doigts, le crayon certainement glissé dans la reliure à spirales. A la recherche d’un proie tel un criminel. En vue d’un acte prémédité.

Si concentré sur son travail qu’il ne me voyait pas, je pus l’observer jusqu’à ce qu’il quitte sa place d’un mouvement brusque alors que le train, déjà arrêté en gare depuis un moment, semblait prêt à repartir. Je n’eus que le temps de l’apercevoir par la fenêtre dans la lumière blafarde du quai. Il regarda à droite, à gauche, comme s’il cherchait la sortie.

Quand le train bougea, je m’aperçus, en retournant la tête, que le rappeur aussi s’était éclipsé.

J’avais été celle qui observait l’homme qui observait l’homme noir. Un trio, deux voyeurs, comme une histoire d’hommes qui avaient vu l’ours.

Il ne me restait qu’à croquer le croqueur. Il avait un crayon, j’avais une plume.

Image par Ben Kerckx de Pixabay

 

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